06 - Un monde nouveau (12/12/2016)

Ni abattu, ni résigné, je pousse la porte de l'école avec la fougue d'un cheval au galop. Toute la semaine, je me suis interrogé sur les raisons pour lesquelles nous traversions régulièrement des turbulences. A l'origine de ces dernières, on trouve une poignée d'élèves qui semble n'envisager son existence au sein du groupe qu'à travers l'opposition, les petites provocations ou la confrontation verbale.

J'analyse que les deux attitudes que j'ai eues pour retrouver un climat à peu près normal et propice à l’apprentissage (une grosse colère ou un calme olympien) peuvent être efficaces dans certaines situations. Néanmoins, comme aucune séance ne se ressemble, comme je n'ai aucune idée de l’état de disponibilité des élèves au moment où je les accueille, j'essaie d'explorer d'autres pistes pour parvenir à rassembler, à faire en sorte que les séances de théâtre se déroulent sans encombres pour que chacun puisse y prendre plaisir et trouver quelque chose d'intéressant à y vivre.


Estampe : Sylvaine ACHERNAR

Ces derniers mois, j’ai eu la chance d’observer le travail de plusieurs personnes chargées d’enseigner à des enfants. Je pense en particulier à la douceur et à la bienveillance de cette professeure de chant, à l’incroyable sens du compromis de cet instituteur, à l’audace tranquille de cette professeure de violon. Chacun, à sa façon, parvient à stimuler et encadrer le groupe. Toutes ces pensées m’ont accompagné pour préparer le cours de cette semaine.

Un texte plein d’idées

Sans trop savoir à quoi m’attendre pour cette séance, j’ai pris l’initiative de travailler sur le texte. J’ai préparé une série d’exercices autour du poème de Maurice CAREME « Quand les chevaux rentrent très tard ».

Il arrive que, rentrant tard
Par les longues routes du soir,
Les chevaux tout à coup s'arrêtent,
Et, comme las, baissent la tête.
Dans la charrette, le fermier
N'esquisse pas le moindre geste
Pour les contraindre à se presser.
La lune, sur les blés jaunis,
Vient lentement de se lever,
Et l'on entend comme le bruit
D'une eau qui coule dans l'été.
Quand les chevaux rentrent très tard,
Le fermier ne sait pas pourquoi,
Le long des routes infinies,
Il les laisse avidement boire
Aux fontaines bleues de la nuit.
- Maurice CAREME

Je souhaite voir si tout le travail que nous avons réalisé sur l’expression corporelle au cours des séances précédentes est suffisant pour être agrémenté de texte. Parce que ce poème est finalement assez imagé, j’ai imaginé proposer de petits exercices individuels. Je me dis que ça peut marcher.

J’ai également prévu un plan B, au cas où : finir le naufrage qu’on avait commencé par la découverte d’un nouveau monde, en faisant référence bien sûr, à Christophe Colomb. Ce travail pourrait être accompagné d’une musique que je choisis et emporte sur mon téléphone que j'équipe d'une enceinte nomade...

Une effervescence contenue

Le rituel des retrouvailles est à peu près toujours le même : on se salue mutuellement, on est très contents de se retrouver, cinq ou six élèves me font des blagues, d’autres viennent me montrer leurs diverses collections, d’autres essaient de lire avant les autres le contenu du cours que j’ai préparé, enfin, tout au fond, là-bas, derrière le cyprès, il y a trois ou quatre garçons qui se cachent en se persuadant que je ne les verrai pas au moment d’entrer…

Nous rentrons. Petit échauffement : on essaie de chasser l’excitation des cours de récré et de se centrer sur soi. Nous commençons à travailler autour du texte. Je sens que c’est difficile, que je demande peut-être un niveau de concentration qui est au-delà de ce que les élèves peuvent donner en cette fin de journée : je ne verrai donc pas le poème joué à la façon de tous les personnages que j’avais préparés.

Un texte qui tombe à l’eau !

Le retour sur le radeau est quasi instantané. Je n’ai qu’à l’évoquer pour voir ses passagers morts de soif et de peur. En regardant les élèves, je me dis que l’histoire du radeau est plutôt une bonne chose lorsqu’on a pour objectif de réunir un groupe : la promiscuité y est telle qu’on parvient à mettre l’un à côté de l’autre deux élèves qui ne se parlent pas ou peu ou plus, que tout oppose finalement.


Photo : Sylvaine ACHERNAR

Je raconte, raconte, raconte : ils jouent, jouent, jouent les situations les unes après les autres avec une jubilation qui est extraordinaire à voir. La fatigue et la déshydratation de leur personnage les fait jouer au ralenti, ce qui donne de jolis tableaux. Leur arrivée sur une terre inconnue est accompagnée de musique et je les regarde prudents s’avancer et découvrir la terre qu’ils imaginent.

Une fois l’exercice terminé, je demande de jouer le peuple qui habite le nouveau monde, toujours en musique, bien sûr. Comment perçoivent-ils l’arrivée de cette embarcation ? Ont-ils peur ? Sont-ils intéressés ? Se cachent-ils ?

Je suis peu amené à faire de la discipline cette fois-ci. Et nous terminons le cours sur un débat crucial : si on a très soif, est-ce qu’on peut boire de l’eau de mer ??! Chacun y va de sa remarque ou de sa propre hypothèse et nous concluons sans répondre à cette question mais en renvoyant à « Naufragé volontaire », le livre d’Alain Bombard relatant sa traversée de l’Atlantique.


Photo : Sylvaine ACHERNAR

Alors voilà, je quitte l'école après avoir salué Clara, la Responsable, et en lui donnant rendez-vous à la rentrée. Une collègue m'informe que chaque coupure de vacances scolaire est l'occasion de changer de groupe d'élèves. J'aurai donc une autre classe, avec d'autres élèves, d'autres exercices à proposer, d'autres terrains à découvrir.

Je n'ai pas encore assez de recul pour avoir un regard objectif sur cette première expérience, c'est la raison pour laquelle j'ai tenu à rédiger ce carnet de bord, à archiver chacun des cours que j'ai proposés pour pouvoir y jeter un oeil plus tard et me faire une idée à froid des améliorations à y apporter.

Une citation entendue dimanche dernier, Place de la République : "On n'est jamais heureux que dans le bonheur qu'on donne". Je ne sais pas si cette expérience a procuré du bonheur à ces élèves. Je suis en tout cas heureux d'avoir pu la vivre et la partager.